La voie des anges

Dans la nature, cela copule à tous les étages. L’observer est une évidence, l’attester le fut beaucoup moins, comme le constata le naturaliste Carl von Linné dont la classification érotisée des végétaux mit le feu aux poudres. Comparer l’étamine des fleurs au pénis et le stigmate à la vulve bousculait les mentalités bien-pensantes et la taxonomie lubrique du Suédois fut mise à l’index par de nombreux scientifiques mal dans leurs bottes, comme ce botaniste allemand révulsé à l’idée que Dieu ait pu introduire une «telle honteuse prostitution pour la propagation du règne végétal». Linné fut néanmoins l’un des premiers à mettre en évidence l’importance de la reproduction sexuée chez les plantes dont la fécondation, nécessitant un contact physique entre l’ovule et le pollen, était comparable à celle des animaux. Ainsi, en dépit des polémiques, la flore accomplit sa révolution sexuelle en plein siècle des Lumières, comme le relate Dominique Brancher dans son ouvrage Quand l’esprit vient aux plantes, Botanique sensible et subversion libertine. Elle y analyse les fantasmes qui ont érotisé le végétal à partir du XVIe siècle, du refoulement le plus freudien au négationnisme le plus extrême, jusqu’à une «botanique licencieuse» qui dépeint la plante comme «un être habité par le désir», libération qui contraste avec ces siècles pudibonds durant lesquels on considérait qu’elle éloignait l’homme de l’appétit charnel et qu’«au-delà de ses vertus sédatives sur le désir, le jardinage était une manière de reconstituer l’innocence paysagère, à la fois sage et exubérante, de l’Eden d’avant la chute».

Les arbres n’échappent évidemment pas à la restauration de cette sexualité débridée à propos de laquelle la vérité scientifique n’a pas encore dit son dernier mot. Des chercheurs de l’université du Michigan ont réalisé des expériences sur le pollen du chêne, du cèdre, du bouleau et du pin. Ils ont démontré que lorsque le pollen devient humide, il se fragmente en particules plus petites qu’un micron. Celles-ci constitueraient alors des noyaux de condensation des nuages, l’émission de pollen des arbres favorisant la formation de ceux-ci et la pluie qui les nourrit en retour. Le pollen transporté par le vent pourrait donc influencer le climat, suggérant un lien plus étroit qu’on ne le pensait entre les plantes et l’atmosphère. L’amour ne serait pas seulement dans le pré, mais aussi dans les cumulonimbus ensemencés par cette poudre séminale bien utile, et pas seulement pour la reproduction des plantes.

Le lien fusionnel que l’homme a toujours entretenu avec les arbres est à la source de mythes universels. Et si le thème de l’arbre de vie qui a pour sève la rosée céleste rayonne dans tant de représentations du monde, jusque sur la toile des théâtres d’ombres, celui de la fertilité qu’il dispense est tout aussi largement répandu. Il a notamment inspiré cette coutume en usage dans certaines tribus nomades iraniennes où les femmes tatouent sur l’intégralité de leur corps un arbre prenant racine sur leur pubis et déployant sa floraison sur leurs seins, invitation subtile à faire l’amour à la fois à l’arbre et à l’épouse, en se concentrant d’emblée sur les racines. Cette idée obsessionnelle de la procréation débouchera parfois sur la célébration de mariages symboliques entre les humains et les arbres, en particulier, en Inde, le manguier auquel est uni préalablement le fiancé avant ses noces officielles, comme d’ailleurs chez les Boshimans du Kalahari où le mariage des humains est intimement associé à celui des arbres. Parfois même, ceux-ci deviennent des substituts pour les couples en mal de conception: lors d’une cérémonie religieuse, des arbres sont mariés entre eux, l’un mâle, l’autre femelle, l’homme et la femme ayant ensuite la responsabilité de veiller sur le couple de végétaux qu’ils viennent de planter. Cette pratique propre à l’Inde du Sud ne trouve son épilogue qu’au bout d’une dizaine d’années au moment où la femme stérile accomplira, au pied des deux arbres, l’ultime rituel censé faire d’elle une mère.

Le temps des arbres, Philippe Fiévet, Éditions du Rouergue, 2019, pages 237-239.

© Philippe FIÉVET, 2024

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