Noces barbares 

Les explosions sont-elles contagieuses? Lorsque la catastrophe secoua le Japon, le compteur Geiger en était encore à ratisser bols et baguettes que la maison à côté de la mienne s’évapora. La théorie du cygne noir se confirmait: à partir du moment où les chênes peuvent apparaître subitement au milieu d’un jardin, là où il n’y avait rien auparavant, les habitations peuvent disparaître tout aussi rapidement. 

Sous l’effet de l’explosion de gaz, la véranda s’arc-bouta, les vitres tremblèrent, mais les arbres du jardin opposèrent au souffle atomique une zénitude à toute épreuve. Pas de victime, mais plus de maison voisine non plus, réduite à des décombres que le propriétaire laissa à l’abandon. Laisser une baraque, même préfabriquée, dans un tel état, complètement éventrée, était dans le tempérament de ce ferrailleur qui considérait la nature comme une poubelle providentielle. Lors de son bref passage dans le voisinage, il était parvenu à tronçonner à la légère un épicéa qui écrasa lourdement mon érable de David, à brûler des pneus au fond de sa parcelle et à tenter de faire subir le même sort à un sommier métallique !

À quoi aurait-il encore mis le feu si le destin ne s’en était mêlé? À la fumée âcre du caoutchouc succéda celle des soupçons et d’une tentative d’escroquerie à l’assurance. L’affaire ne sentait pas seulement le gaz, mais le soufre. Entre-temps, le ferrailleur avait battu en retraite, mais il restait propriétaire du site en friche, dans l’attente de le refiler au plus offrant. Ce qui incita le diable à s’inviter dans l’histoire en mettant les pieds dans le plat: un jeune couple à qui l’on aurait donné le bon Dieu sans confession s’était porté acquéreur du bien en l’état. Mais les deux jeunes gens furent placés sous mandat d’arrêt bien avant de passer devant le notaire: l’un des deux avait tenté d’empoisonner sa grand-mère pour rafler son magot et financer leur projet immobilier.

Après les épisodes successifs de l’explosion, de l’escroquerie et de l’empoisonnement, le diable, satisfait de l’œuvre accomplie, retourna d’où il venait, sans doute quelque part au nord de la Grèce où il avait quelques habitudes. Le terrain se renfrogna et se replia sur lui-même, complice d’une nature instinctivement colonisatrice qui développa frênes, sorbiers, liserons, ronces, lianes et tout ce que peut produire une végétation en folie livrée aux caprices du vent et des graines vagabondes. Ce terrain était devenu aussi impénétrable qu’une jungle; les orties proliféraient en toute quiétude et quelques arbres abattus pourrissaient dans l’allégresse générale. Tout profit pour des générations de champignons, d’insectes, d’oiseaux et de rongeurs qui se refilèrent la bonne adresse. Attenantes à mon jardin, une faune et une flore indomptées célébraient leurs noces barbares dans une nature retournée à l’état sauvage. 

Dans ce fouillis végétal de ronces et de branches épineuses, le jardinier philosophe aurait trouvé matière à méditation: tout passe, rien ne demeure, orties et liserons finissent par avoir le dernier mot. Alors, pourquoi s’obstiner à planter des arbres et à fleurir des parterres? Pourquoi se tourmenter avec des bambous traçants? Pourquoi s’obstiner à couper les fleurs des roses fanées, arracher les prêles et les pissenlits? Pourquoi se donner tant de mal en feignant de croire à une éternité bidon qui, faute d’entretien, ne tiendrait pas deux ans sans devenir l’enfer de Bornéo?

Parce que le besoin de beauté et d’harmonie transcende notre être, parce que la capture de l’instant demeure une source intarissable d’émerveillement pour les pauvres créatures fugaces que nous sommes, parce que nous avons toujours rêvé d’être ailleurs ou autre chose, aspirant à la pleine conscience, à l’empathie totale avec le monde qui nous entoure. Parce que nous avons soif de lumière.

Le temps des arbres, Philippe Fiévet, Éditions du Rouergue, 2019, pages 75-77.

© Philippe FIÉVET, 2024

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