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Philippe FIÉVET

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Douze mois sur la « sainte montagne »

Ce fut une série de privilèges et d'amitiés qui m'a permis de demeurer là où l'étranger est toléré trois jours tout au plus. J'ai donc vécu durant sept mois dans les monastères de Lavra, Prodéomon et Chilandar. Les moines serbes me confièrent ensuite un ermitage sur leurs terres où je me suis retiré cinq mois supplémentaires.

Elle porte un nom grec – Agion Oros, la «sainte montagne», – et pourtant elle n'appartient pas tout à fait à la Grèce. C'est un pays où les femmes sont exclues, un pays sans sommeil, avec ses offices de nuit et ses monodies sur taches de lumière.

Ici on vit à l'ombre de ses propres monologues sans jamais voir autre chose que des hommes en prière. Des moines, des diacres, des ermites centenaires, la solitude, le silence, la faim... Presqu'île interdite, l'Athos vit replié sur ses vérités séculaires. À perte de vue, la mer toujours recommencée, ses falaises perdues, ses sentiers oubliés. Tout ici semble procéder du songe: des chemins inquiétants qui courent sous d'éternels sous-bois, des déserts de soif et de longue peine où errent des géants de prière, des tempêtes enfin dont parlait déjà Homère. Et, tout au bout de chaque tempête, un monastère, face à la mer comme un défi. D'est en ouest, on en compte vingt sur toute la presqu'île; vingt couvents qui suivent toujours les livres et les heures de Byzance. Ainsi, sur l'Athos, minuit sonne au coucher du soleil, heure à laquelle les portails sont fermés jusqu'au lendemain.

L'hiver sur la «sainte montagne» n'est fait que de rumeurs étouffées par la neige. Cette année encore on s'y enfonçait jusqu'aux genoux. Il a même fallu creuser des tranchées pour accéder à l'église. Plus aucun bateau. Les monastères restent isolés du monde. Du côté de Lavra, on entend les loups jusqu'au lever du jour. C'est le moment où l'on ouvre à nouveau les grandes portes. Quelques moines s'en vont frileusement au cimetière pour verser un peu de vin sur les tombes enneigées en récitant des psaumes. Puis ce sont les prières dans la crypte où reposent crânes et ossements, de longues prières chuchotées obstinément comme des comptines malfaisantes.

Dès la fin de l'après-midi, il faut déjà se préparer à la nuit. Couper le bois, monter quelques bûches dans sa cellule, descendre aux cuisines et en ramener des braises pour allumer son feu. Et tandis que les novices se hâtent de terminer la vaisselle, d'autres versent l'huile dans les veilleuses qui éclairent les longs couloirs glacés.
Enfin, après le second repas qui suit les vêpres, où un moine fait la lecture en déchiffrant son texte bougie à la main, les plus jeunes récoltent sur les tables des pelures d'orange qui, séchées sur le feu, embaumeront leur retraite. Car il en est ainsi chaque hiver: l'orange devient l'encens des cellules et les pelures racornies jetées sur la braise attisent le feu dans un grand retour de flammes.

L'hiver est aussi l'époque des tempêtes. On a peine à s'imaginer la violence des vents, une violence chargée de peurs et de superstitions. Les moines se signent dans leur cellule alors que des rafales envahissent les couloirs et soufflent les veilleuses. Des tuiles arrachées, une volée de balcons emportée dans la mer, une fenêtre qui s'ouvre en hurlant et vers laquelle on accourt les bras tendus comme pour enfoncer un chiffon dans la gorge de l'enfer. Le monastère ressemble alors à un vaisseau démâté qui a rompu ses amarres, où, de temps à autre, dans les courants d'air glacé une ombre se hâte jusqu'à la remise pour remplir sa lampe d'huile.

C'est en janvier, le plus souvent au cœur de la nuit, que les tempêtes sont les plus violentes. Malgré les barreaux de fer qui protègent les fenêtres, des vitres volent parfois en éclats. Dans les monastères les plus exposés, comme celui de Prodromou, les toitures ne résistent guère plus de cinq ans. C'est là, à l'extrémité de l'Athos, que la flotte perse sombra corps et âme: vingt mille hommes, plusieurs centaines de trirèmes engloutis dans les flots.

Ce sont les mêmes tempêtes qui sévissent toujours là-bas. Durant ces nuits, l'Athos n'est plus qu'une expiation. Pourtant, s'il peut apparaître comme le pays des grands vents, il n'en demeure pas moins celui où se célèbrent durant près de sept mois les noces du soleil, du ciel et de la mer. Toute la liturgie orthodoxe est imprégnée de cette lumière: rayonnement des habits liturgiques, dorures de l'iconastase et des candélabres jusqu'à cette couleur bleu céleste dont on peint les murs et les portes des cellules. Les encens sont fabriqués sur place à partir d'essences innombrables. Et lorsque vient le temps de Pâques, ce sont des roses qui fleurissent les icônes tandis que pour la fête le sol de l'église est recouvert de feuilles odorantes. Cela sent la rose et la résine. Les lustres tourbillonnent au son des encensoirs à grelots. L'église n'est plus une église. C'est Brocéliande peuplée de cantiques, une forêt de lumières qui donnent le vertige alors que tous clament la résurrection du Sauveur.

Les nuits deviennent brûlantes. Chaque soir, près du rivage, des nuées de pollen se lèvent pour tomber en pluie fine sur la mer. C'est la saison de l'origan, du raisin et des framboises. C'est la saison où les pêcheurs abordent volontiers après avoir jeté leurs filets. On voit souvent leurs feux le long des plages tandis que près des barques l'un ou l'autre se met à chanter en préparant la soupe du soir.

Ronde de nuit. Les voilà, au temps du carême, les bras en croix, prosternés de tout leur long sur le carrelage de l'église. Ils sont douze cents environ. Ils se nomment Prodromos, Païsios, Ephrem ou Siméon. Le plus souvent timides, ils cachent leur trouble dans une barbe fournie. On les appelle les Anges noirs car ils portent le paramikri dont la couleur est celle de la pénitence. Les voilà arpentant la nuit, spectres lents qui vont pendre place sur les hautes stalles de bois, debout, comme des cariatides, ils semblent soutenir le ciel. Dans l'église où les psaumes s'élèvent dès 3 heures du matin, la lueur des bougies se perpétue, presque spontanée. Et c'est durant ces longues heures tout un jeu de lumières: celles gardées dans la main, celles qui montent et descendent avec les lampes, tour à tour éteintes puis allumées pour être élevées à la hauteur des icônes. Et tandis que les vénérables se répondent dans la nuit, c'est la ronde des lanternes qui s'engouffrent dans le sanctuaire. On les reconnaît bien vite ces moines, à leur démarche, à leurs habitudes. Ici, à gauche, c'est le Père Maximos qui aime chuchoter aux icônes. Là, celui qui porte l'éteignoir et ressemble à un personnage échappé d'une carte de tarot, c'est le Père Ephrem, si vieux qu'il ne se souvient plus très bien de son âge.

Ce que font ces hommes durant toute une vie? Ils prient, ils veillent, ils jeûnent; ils luttent contre leurs peurs et leurs désirs ou, si l'on préfère, ils tombent, se relèvent, tombent, se relèvent encore ainsi que disent les anciens. Beaucoup entreprennent une lutte obstinée contre le sommeil. S'il faut en croire le géronticon, quatre heures de repos suffisent au moine. Mais en Athos, on murmure entre novices qu'un tel, au monastère de Simonos-Petra, ne se repose que deux heures par nuit, que tel autre, à Karoulia, s'assoupit une heure au plus, et encore, appuyé sur une chaise!

Il y a aussi ceux qui contraignent leur corps à absorber le moins de nourriture possible, ou ceux qui, dans le passé, se cloîtraient dans la solitude totale. Il existe encore au monastère de Chilandar des souterrains où des moines russes vivaient au dix-huitième siècle complètement reclus dans l'obscurité. On voit toujours le guichet par lequel ils recevaient un peu de pain ainsi que les volets de bois qui occultaient leur caveau. Pour ces hommes la seule clarté était leur lumière intérieure.

Tous les vieux moines de l'Athos ressemblent un peu à ces images qu'ils vénèrent. Dès que s'allument les bougies commence leur ronde silencieuse devant les icônes. Chaque ombre se prosterne et se signe, puis pose les lèvres au bas de chaque tableau. Pour beaucoup, c'est l'unique baiser qu'ils connaissent de la vie: celui qu'ils donnent jour après jour à une image.

Ces icônes on les surnomme ici les fenêtres du ciel. A leur embrasure enluminée de feuilles d'or, toujours les mêmes visages: des regards, des figures stylisées par la contemplation, des béatifiés, le Christ ou la Vierge. Ces derniers sont l'objet de la plus grande dévotion peut-être parce qu'ils sont souvent prodigues en miracles. Il en est qui ont leur pudeur, comme la Vierge de Prodomou: pendant un demi-siècle, elle s'est refusée à apparaître sur la pellicule des photographies et ce n'est que tout récemment qu'elle s'est laissée fléchir par un pèlerin «particulièrement pieux». Il en est d'autres qui sont d'humeur vagabonde: elles se déplacent alors d'un monastère à l'autre pour choisir la place qu'elles préfèrent. L'une d'elles, qui faisait partie du patrimoine de Vatopédi, avait la fâcheuse habitude de préférer l'église d'un monastère voisin. En honnêtes hommes, les moines d'à côté restituèrent l'icône à leurs propriétaires. Mais celle-ci ne l'entendait pas de cette oreille: elle regagnait aussitôt sa place préférée. Le manège se répéta plusieurs fois malgré toutes les ruses de Sioux dont firent preuve ceux de Vatopédi pour la convaincre de rester chez eux.

Enfin, fatigués de courir après l'image, ils se résignèrent à la céder aux voisins contrits mais certainement flattés d'être l'objet d'une telle flamme. Celle de Chilandar, la Tricheirousa, se trouvait, elle, à l'origine, au couvent de Studnica en Serbie. La légende rapporte qu'à la suite d'un incendie, l'image s'élança sur un mulet qui trotta vers le sud des semaines entières pour s'écrouler de fatigue aux portes de Chilandar. Les moines la posèrent à la place d'honneur de l'iconostase mais celle-ci préféra gagner la stalle d'en face réservée à l'higoumène. Le prodige se reproduisit trois fois.

Depuis, elle préside aux destinées du monastère en lieu et place de Père Abbé.

C'est donc un fait acquis: en Athos, les icônes voyagent. On dirait même que plus elles sont saintes, plus elles ont la bougeotte, ce qui d'ailleurs ne manque pas de créer des perturbations lorsque, à chaque fugue, l'état d'alerte est lancé dans tout le nord de la Grèce. Il est vrai que ces icônes souvent anciennes sont d'une valeur inestimable. Il y a quelques années, l'American Institute convoitait un exemplaire du quatorzième siècle représentant Saint Matthieu. Le marché fut conclu à Athènes en échange d'un Picasso et d'un Matisse. La bibliothèque de Chilandar possède la même œuvre, même école, même époque, même sujet: seulement celle-ci est deux fois plus grande... Ce monastère en possède une cinquantaine de la même période sans compter celles qui demeurent dans l'église. Pour le moine, ce n'est tant sa valeur marchande qui importe que sa dimension mystique. Fenêtre du ciel, l'image sainte est le reflet d'un ailleurs qui garderait pourtant quelque chose d'humain. Ces œuvres exigeaient de la part du peintre non seulement une maîtrise totale de la technique mais surtout une longue préparation spirituelle. Longue approche de jeûne et de veilles durant laquelle l'artiste, peu à peu, se substituait à l'homme de prières.

C'est probablement de cette démarche qu'est née la légende de l'icône non peinte de main d'homme. L'histoire est toujours la même: le moine au travail, le doute, la fatigue, le découragement jusqu'à cette heure avancée de la nuit où le peintre s'endort à son chevalet devant une ébauche raturée. Lorsqu'il ouvre à nouveau les yeux, c'est pour voir apparaître sur le panneau une Vierge à l'enfant comme issue d'un rêve impossible.

De telles icônes sont, dit-on, douées du charisme de voyance et de guérison.

Au fur et à mesure qu'elle opérera ses miracles, on verra l'icône se charger de médailles, de montres, de croix de bracelets, sans compter ces lueurs qui doreront son cadre à chaque liturgie, lueurs tristes et divines suscitées par des mains anonymes. Ces images vivent. Elles souffrent, saignent, pleurent, veillant toujours dans le secret de l'église. La veille du moine prolonge celle de l'image. Parfois, un instant, elles se confondent, lors d'une vigile ou d'un décès, lorsque, trois jours durant, le corps du moine repose parmi elles avec, posée sur sa poitrine, l'icône du Saint dont il a porté le nom de son vivant.

Philippe Fiévet.
Publié dans le journal Le Monde le 14.05.1984.

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