À dos d'espadon

Pendant que la star du jour retrouvait son étoile, non sans avoir mis sur la paille quelques fournisseurs impayés, ma petite sirène plongeait plus que jamais dans l’alcool. Le rosé lui érodait la santé et je louvoyais entre amour et détestation. Ben n’était pas encore passé de vie à trépas, mais cela n’allait guère tarder. Il avait assisté, la mort dans l’âme, au triomphe de son rival, cette grande gueule de Larsenne pour qui c’était Byzance.

Pour ma part, c’était plutôt la Bérézina ! Madame continuait ses frasques et je finis par me résoudre à la quitter, à force de la voir faire des vagues et de disparaître la nuit pour aller écluser au bistrot du coin. Un soir, elle était partie avec une copine à la braderie de Huy dont elle n’était revenue que le lendemain, fière comme Artaban d’avoir gagné à la grande tombola un espadon, un vrai, comme celui d’Hemingway dans le Vieil homme et la mer, certes d’une taille plus modeste, mais avec son rostre, sa queue, ses nageoires et tout ce qu’il faut pour évoluer dans les eaux pélagiques. Elle avait d’ailleurs eu du mal à le transporter car l’animal pesait son poids. Comme la pêche avait été bonne et afin de fêter son exploit, elle s’était mise à valser avec son trophée sur le coup de cinq heures du matin alors que j’avais passé la nuit à l’attendre, sans pouvoir fermer l’œil.

Plus ma vie privée chavirait, plus je me tuais à la tâche. Le carrousel de la vie continuait de tourner, avec ses couples qui faisaient bombance, ses restaurateurs qui faisaient des affaires et d’autres qui se retrouvaient la corde au cou. Certains connaissaient leur heure de gloire pendant que d’autres tombaient dans l’oubli ou la disgrâce, emportés, toujours plus loin, par la valse à mille temps. Norbert Larsenne, incapable de s’arrêter, ouvrit un troisième, puis un quatrième restaurant. Ce n’était plus des retrouvailles, mais une invasion! La ville de Liège était désormais entièrement sous sa coupe, comme elle l’avait été jadis sous celle des Princes-Evêques. Mais de nos jours, la toque inspire davantage confiance que la mitre et l’assiette rassasie plus que le calice. Le charismatique restaurateur avait surtout foi en lui-même. Son effigie était partout, sur les ronds de serviette, les sets de table et même les tableaux de Robert Alonzi, le peintre de l’homme et de la lumière qui avait fait une série de portraits, sur commande, du grand cuisinier. De pied, de cap ou de profil, l’enfant terrible, l’étoilé chéri des Liégeois était glorifié sous toutes les facettes

Sur un air d’opéra bouffe, édition 2024, pages 41-42.

© Philippe FIÉVET, 2024

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