La « perle de l’Orient» 

Nous n’aurions pas pu tomber plus mal et c’est à grand peine que Martha et Olivia se frayèrent un passage au milieu des bousculades. Après plusieurs jours de marche, nous étions enfin à destination. Je ne reconnaissais plus les rues de mon enfance et pour moi qui vivais depuis si longtemps retiré du monde, me retrouver immergé dans cette foule m’angoissait au plus haut point. Je m’efforçais néanmoins de protéger les deux cousines qui n’avaient jamais mis les pieds à Antioche.

Heureux sont ceux qui voient la mer pour la première fois, mais plus heureux encore sont ceux qui ont la surprise de découvrir cette éblouissante cité. Jamais ces deux femmes de la campagne n’avaient imaginé qu’il puisse exister sur terre une ville enluminée par tant de colonnes. Mises en valeur par l’éclairage public, elles bordaient les avenues et donnaient l’impression de se succéder jusqu’aux marches du paradis.

Mais aujourd’hui, le paradis était de sortie, rebaptisé par des jeux aquatiques dans lesquels batifolaient des masques hilares et quelques anges imbibés avec lesquels ils formaient des rondes en braillant des chansons obscènes. Trempées jusqu’aux os, les deux femmes effrayées se demandaient si la cité n’avait pas sombré dans une folie collective.

Je ne la reconnaissais pas non plus. Aucune ville ne devait compter autant de lieux de divertissements. Leurs habitués étaient d’ailleurs devenus la cible privilégiée des prêtres. Dans leurs sermons, ces derniers pointaient d’un doigt accusateur les parieurs, les joueurs obnubilés par le gain et les femmes frivoles qui passaient la moitié de la journée à se pomponner et à changer de toilettes. Ces homélies n’étaient pas tendres non plus envers ceux qui couraient à l’amphithéâtre ou à l’hippodrome plutôt que de se rendre à l’église. Ils n’avaient de cesse de dénoncer ces courses effrénées aux plaisirs et aux biens matériels, mais aussi le manque d’empathie à l’égard des réfugiés. «Comment, Antiochéens, pouvez-vous demeurer si indifférents à la détresse d’autrui? Malheureux, avez-vous pensé un seul instant au salut de votre âme?» Ils ne pouvaient comprendre à quel point cette prédisposition aux réjouissances était ancrée dans l’âme de la ville dédiée, en son temps, à Zeus en personne, ce trousseur de jupons et amateurs de fillettes à peine pubères. Pour le peuple, tout était donc prétexte pour profiter de la vie, même lors des enterrements où la coutume était de s’empiffrer sur les caveaux, au cours de banquets funéraires copieusement arrosés. Ces cimetières que se partageaient sans distinction païens et chrétiens constituaient d’ailleurs l’un des hauts lieux de la vie sociale, où chacun rompait le pain et buvait le vin sur la tombe de ses disparus. Ainsi, chrétiens et païens, réconciliés face au trépas, abreuvaient et nourrissaient leurs morts avec une piété égale et allaient même jusqu’à s’échanger les épitaphes, comme celle-ci, particulièrement populaire, que l’on retrouvait sur bien des caveaux :
«Tu cours? – Je cours.»
«Jusqu’où? – Jusqu’ici.»

Une colonne pour le paradis, Philippe Fiévet, pages 89 à 91.

© Philippe FIÉVET, 2024

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