Tout l’or de Byzance pour un Belge

Le journaliste Philippe Fiévet publie un roman qui se veut à la fois une plongée vertigineuse dans l’Antiquité tardive et un péplum mystique, sur fond de fanatisme religieux dans la Syrie byzantine du Ve siècle après JC.

SUR UN AIR DE JEÛNE IMPLACABLE

En septembre 2019, Philippe Fiévet publiait aux éditions du Rouergue «Le Temps des arbres», récit d’aventures botaniques dans lequel il racontait son histoire d’amour avec les arbres après avoir quitté la ville pour aller vivre à la campagne. L’année suivante, avec «Sur un air d’opéra bouffe», il relatait ses tribulations de critique gastronomique dans la Belgique des années 1990. Aujourd’hui, l’auteur nous emmène dans un voyage sans retour aux confins de Byzance. «Dans “Sur un air d’opéra bouffe”, on taillait dans le gras. Avec “Une colonne pour le paradis”, on est à l’os», plaisante-t-il, faisant allusion aux jeûnes implacables et aux mortifications auxquels se soumettaient les ascètes du désert syrien.

Que se cache-t-il derrière ce titre, «Une colonne pour le paradis»? De quoi passionner ceux qui s’intéressent au mysticisme et malmener les lecteurs sujets au vertige, puisque cette histoire relate la quête spirituelle d’un moine syrien qui décide de se retirer du monde pour vivre sa foi au sommet d’une colonne. Pendant que celui-ci affronte ses propres démons au fond du désert, on fait la connaissance d’un riche réfugié romain, fidèle aux anciennes croyances, qui a fui les invasions barbares et a entamé une nouvelle vie dans la cité d’Antioche. «Il n’est pas facile de s’immiscer dans la mentalité des citoyens du Ve siècle, à laquelle un travail de documentation minutieux m’a permis de me familiariser, notamment à travers l’œuvre abondante du rhéteur Libanios.» Et d’expliquer qu’Antioche sur l’Oronte, surnommée «la Perle de l’Orient», était alors une ville magnifique réputée pour ses fontaines, ses statues et ses colonnes bordant par centaines les avenues, mais aussi pour son art de vivre et ses festivités débridées organisées tout au long de l’année. Si les chrétiens les voyaient d’un mauvais œil et décelaient dans ces réjouissances la marque du démon, cela n’empêchait pas les Antiochéens de continuer à faire la fiesta! Dans cette ville éminemment festive, la population parle surtout le grec et le syriaque. Les combats de gladiateurs ont été proscrits, tout comme l’homosexualité, l’infanticide et la crucifixion. Par contre, les courses de char n’ont jamais été aussi populaires. Quant à l’esclavage, il prolifère avec autant de vigueur que par le passé, car il participe à l’essor économique de ce nouvel empire qui veut s’inscrire dans la continuité du précédent. À ceci près que le polythéisme tend à disparaître, du moins en surface, alors qu’un christianisme décomplexé s’impose, d’abord par la persuasion, puis par l’intimidation et la contrainte. «Il faut se remettre dans le contexte d’un âge en proie au fanatisme religieux, à l’angoisse d’un lendemain et, à tort ou à raison, au sentiment d’un déclin civilisationnel inéluctable. Celui-ci était surtout partagé par ceux qu’on appelaient péjorativement les païens, persécutés par les chrétiens désormais majoritaires. Ceux-ci étaient eux-mêmes hantés par la fin du monde et le Jugement dernier, que certains appelaient d’ailleurs de leurs vœux», précise Philippe Fiévet. En toile de fond, de nombreux bouleversements climatiques, migratoires ou sanitaires et la menace des invasions barbares, au premier rang desquelles celle des Huns avec, à leur tête, le tristement célèbre Attila.

«Je me suis demandé ce qui pouvait se passer dans la tête de ces moines qui se sont retirés au sommet d’une colonne pour ne plus jamais en redescendre de leur vivant. On les appelle stylites, du grec “stylos”, qui signifie colonne. Une spécificité au départ typiquement syrienne, mais qui finira par faire des émules dans tout l’Orient chrétien et connaîtra même des prolongements jusqu’en Occident à travers la figure de saint Walfroy, dans les Ardennes, quelques siècles plus tard. Voilà en tout cas un thème qui a inspiré la littérature, plus récemment au détour des travaux sur l’hagiographie des stylites par Béatrice Caseau, professeure d’histoire byzantine à la Sorbonne, ou du roman de Joël Baqué, "L’Arbre d’obéissance". Mais à la différence de ce dernier, j’ai voulu projeter cette aventure singulière bien au-delà de sa seule dimension religieuse en la replaçant dans un contexte social et historique. C’est dire si le romanesque a pris le dessus et a emmené mon stylite là où il n’aurait jamais dû se retrouver. On est donc loin d’un texte contemplatif, et même cette fameuse colonne ne tient pas toujours debout comme on aurait pu l’espérer!» Si l’on en croit l’auteur, la rédaction de ce livre s’est faite dans des conditions tout aussi particulières. «J’ai commencé à l’écrire en plein Covid-19 et me suis retrouvé moi-même dans cet état d’esprit que les psychologues appellent le syndrome de la cabane. C’est-à-dire, toutes proportions gardées, dans une situation de réclusion comparable à celle de mon stylite, ce qui a favorisé le dialogue entre nous et généré une certaine complicité!» Il faut aussi se rappeler que Philippe Fiévet a lui-même vécu, il y a de nombreuses années, dans les monastères du mont Athos, en particulier chez les moines serbes de Chilandar, qui lui avaient confié les clefs d’un ermitage qu’il a occupé durant un an. Une expérience qu’il relate d’ailleurs dans «Le Temps des arbres». «“Une colonne pour le paradis” est un roman que je devais écrire, sans me soucier de savoir si ce thème était ou non dans l’air du temps. Encore me fallait-il trouver acquéreur dans le monde de l’édition, ce qui n’était pas gagné d’avance. J’ai eu la chance de croiser le chemin de Gérard Adam, lui-même écrivain et éditeur, un éditeur exigeant qui s’est montré prêt à relever le défi. Je retiendrai que le monde de l’édition suscite encore de belles rencontres et que la littérature, même en perte de vitesse, surtout en Belgique, permet toujours d’établir des contacts et de resserrer les liens, voire de retrouver des amis qu’on avait perdu de vue.»

POUR ANNY (ET LES AUTRES)

Aujourd’hui encore, un livre peut créer des conjonctions inattendues. «Par exemple», raconte Philippe Fiévet, «Anny, ma tante de 94 ans, a toujours été une grande lectrice. Hélas, elle a aujourd’hui presque totalement perdu la vue. C’est d’abord à son intention que j’ai enregistré mon ouvrage sur un disque audio avec la Ligue Braille qui, au fil des ans, a constitué une riche bibliothèque à la disposition des personnes aveugles ou malvoyantes. Pour moi, cela faisait sens.»

Christian Marchand, dans Paris Match Belgique, 15.09.2022.

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