Acte II. Scène  9. Darne de crocodile

Dans la grande communauté des restaurateurs, on rencontre de tout: des cupides, des margoulins, des opportunistes, des gestionnaires, des farfelus, des fumistes, des obèses, des faméliques, mais aussi des chefs qui se sentent investis d’une mission et ont une approche presque mystique de la cuisine. Parmi ceux-là, certains en portaient les stigmates comme ce trentenaire consumé dont les avant-bras étaient couturés de cicatrices causées par des brûlures successives, un mystique maladroit, cela existe! Et puis, il y avait ceux qui allaient au bout de leur quête, mais se brûlaient les ailes. Ils disparaissaient du jour au lendemain, se suicidaient dans la salle de bains ou se pendaient à la solive du salon en guise de dernier adieu à leur famille à qui ils réservaient la surprise du chef! Enfin, il y avait les naïfs qui, en fin de parcours, s’accordaient un dernier baroud d’honneur en suivant une envoûtante Africaine qui avait réussi à leur mettre le grappin dessus, et qu’on retrouvait morts, dans leur chambre, à Ouagadougou, délestés de la totalité de leur compte en banque. D’un autre côté, il y avait les ladies chef, une espèce historiquement en voie d’apparition, tout aussi fragiles, entre celles qui se faisaient taper sur la gueule par leur mari rongé de jalousie, celles qui prenaient leur destin en main en envoyant dinguer ces mecs frustrés et toujours tellement imbus d’eux-mêmes, ou les rêveuses qui croyaient rencontrer l’amour au bout des fourneaux. Enfin, il y avait les couples, calculateurs, indifférents ou, plus rarement, toujours épris l’un de l’autre, et encore disposés à s’envoyer en l’air, à la fin du service, sur le lave-vaisselle. Mais même dans ces cas-là, le boulot avec Bobonne et les horaires coupés finissaient par user et il arrivait qu’au bout du compte, cela craque sous toutes les coutures, évidemment en plein service, lors d’une scène de ménage tonitruante qui n’épargnait pas la clientèle, avec madame qui claquait les portes, monsieur qui tirait une gueulante, puis madame qui traversait la salle avec ses deux valises. Le patron tentait de rattraper la sauce avec un sourire embarrassé bredouillant quelque chose comme cela arrive dans tous les couples, avant d’envoyer au front un petit jeune sorti de nulle part, parfaitement tétanisé à l’idée de renverser les assiettes sur la table ou la moitié du verre de vin qui, manque de bol, atterrissait évidemment sur ma chemise.

Ce n’était pas nécessairement plus calme de l’autre côté de la table, surtout pour un chroniqueur tel que moi, avec sa sirène toujours en train de cuver le lendemain de la veille et qui s’était encore plus compliqué la vie en se dédoublant dans les restaurants, à ses risques et périls. Après tout, Li-Mei n’avait-elle pas réussi ce tour de passepasse, à cheval sur ses deux Dragons ! Jusqu’à présent, Dany avait parfaitement joué son rôle de substitution: il me remplaçait au doigt et à l’œil, jusqu’au jour où il tomba dans le piège, tête baissée.

J’ignorais alors que ce gros bœuf de Miroton avait depuis longtemps la puce à l’oreille. Il avait toujours écarté tous ceux qu’il estimait lui faire de l’ombre; prédateur endurci, il avait le cuir épais et faisait partie de ces vieux crocodiles auxquels Christine Davant faisait si volontiers allusion. Bovin ou caïman, mais dans les deux cas, vachement lourd et, par ailleurs, d’un style d’une parfaite platitude, Miroton m’avait pris en grippe et n’attendait plus qu’une preuve tangible de collusion pour me faire tomber, avec les salutations de la compagnie! Dany la lui apporta sur un plateau d’argent. La collision se produisit dans un restaurant de la côte. Empreint de cette assurance qu’on aurait pu confondre avec de l’orgueil, mon double, plutôt que de la jouer discrète, s’était fait bruyamment annoncer en tant que Tiramisu. Mais la copie ne ressemblait pas à l’original et le restaurateur avait reçu un bulletin de signalement grâce aux bons offices du confrère. L’embuscade était parfaitement réglée et Dany tomba dedans, les pieds joints, la langue bien pendue, en ayant le toupet de persister sur sa ligne de défense. «Bien sûr qu’il était Tiramisu et qu’il travaillait au Vif, et d’ailleurs, vous n’avez qu’à cas aller vous faire pendre ailleurs», mots malheureux, à proscrire totalement, en particulier à l’égard d’un restaurateur! 

La corde était prête, Miroton me la passa autour du cou avant d’actionner la trappe: adieu, le dessert italien! Je ne fus même pas convoqué au Vif: le directeur général, Gérald Jacoby, ravi de prendre en défaut un ancien journaliste de l’Instant, somma Christine de me licencier illico presto. Je n’avais plus qu’à prendre la porte, honteusement, comme naguère ce prédécesseur déconfit que j’avais eu en face de moi lors de la soirée de gala de la Porte des Indes. À mon tour de prendre place à la table du perdant avec, toutefois, une maigre consolation: le lendemain où je rendais mon tablier pour forfaiture, Jacoby rendait le sien dans un crash de voiture. Bonnes ou mauvaises, la vie est décidément pleine de surprises!

104 kilos

Sur un air d’opéra bouffe, Philippe Fiévet, pages 49 à 54.

© Philippe FIÉVET, 2024

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