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Philippe FIÉVET

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Le lourd secret de la bataille de Waterloo

Plus de 200 ans après les tragiques événements, le mystère autour des dépouilles des soldats tombés sur le célèbre champ de bataille est enfin élucidé. L’histoire est digne d’un film d’horreur et le sort réservé aux grognards de l’Empire particulièrement indigne. Mais l’énigme vient d’être résolue par une équipe internationale composée de Bernard Wilkin, un Liégeois docteur en histoire travaillant aux Archives de l’État; Rob Schäfer, un historien allemand; et Tony Pollard, un archéologue britannique. En exclusivité pour Paris Match, le premier raconte leur stupéfiante découverte.

Bernard Wilkin appartient à une famille d’historiens, ses parents et son frère travaillant dans ce domaine. Fidèle à cette vocation, il a lui-même complété une licence en histoire avant de devenir inspecteur de police, durant quatre ans, pour accepter ensuite une proposition de doctorat de l’université de Sheffield et de la British Library. Sa thèse portait sur la propagande aérienne durant la Première Guerre mondiale. Après son doctorat, il est resté en Grande-Bretagne et est devenu professeur à l’université de Sheffield, puis à Exeter, en charge de cours sur l’histoire de France et l’histoire des conflits. Le Brexit l’a ramené en Belgique. «Pour les citoyens européens, les conditions se sont détériorées et c’est ce qui m’a poussé à postuler aux Archives de l’État, une institution fédérale représentée dans chaque province», explique-t-il. «J’ai d’abord travaillé au siège général à Bruxelles avant de revenir à Liège en 2018 où j’ai été nommé chef de travaux, grade généralement donné aux docteurs en histoire. À Liège, je m’occupe de la gestion des archives, je fais de la recherche et j’ai écrit onze ouvrages, certains en anglais, d’autres en français, sur l’histoire de France et tout particulièrement sur la période napoléonienne.»

Paris Match. Pouvez-vous nous expliquer le contexte de votre découverte ?

De manière tenace, la presse britannique du XIXe siècle avait entretenu la rumeur selon laquelle les ossements des malheureux tombés durant la bataille avaient été recueillis, envoyés dans le Yorkshire et réduits en poudre afin de fertiliser les champs. Cette version, ou des variantes, ont été reproduites telles quelles depuis par l’historiographie. Il était également raconté que le même sort avait été réservé aux dépouilles de soldats tombés à d’autres endroits.

Qu’en est-il réellement ?

En vérité, il n’y avait aucune preuve dans les archives en ce qui concerne Waterloo. On pouvait considérer qu’il s’agissait d’extrapolations basées sur des faits qui se sont déroulés ailleurs. Mon collègue allemand Rob Schäfer m’a contacté en me proposant d’enquêter sur la disparition des corps à Waterloo et de retourner aux sources. Reprendre le travail depuis le début afin de vérifier les théories actuelles. Son idée était de procéder à des investigations sur les champs de bataille allemands, pour comprendre le contexte, tandis que moi, je serais chargé de le faire sur le site de Waterloo pour percer ce mystère. Nous avons travaillé en tandem et, très vite, Rob Schäfer a pu réunir les preuves qu’il y avait eu une exploitation systématique des restes humains sur le champ de bataille de Leip- zig. Restait à savoir pourquoi.

Quelle est l’explication ?

Elle est en réalité très simple. Dans les années 1820-1830, les ossements des animaux acquièrent une valeur importante pour l’industrie: celle du bois les utilise comme collagène, mais ces ossements sont surtout transformés en « charbon animal », appelé aussi « noir animal », dans l’industrie sucrière. Il permet de purifier le sucre issu de la betterave, un processus popularisé au début du XIX siècle. À partir des années 1820, ce processus de purification se généralise. L’ossement, théoriquement animal, devient une matière première recherchée, son prix explose.

Vous n’allez pas nous dire qu’on a aussi utilisé des os humains !

Théoriquement, non. Il s’agit d’une faute morale et d’un acte illégal. Mais dans les faits, oui, massivement. Nous avons des preuves que, dès 1820, des industriels et des spéculateurs pillent les champs de bataille, d’abord ceux situés à proximité de la mer car l’exportation par bateau est facile.

Ils sont allés jusqu’à Waterloo ?

Probablement pas dans un premier temps. Nous possédons des témoignages attestant qu’en 1820, les charniers existent toujours et qu’on voit même des os à même le sol. Par contre, en Belgique, dès 1833, le commerce de l’os va prendre de plus en plus d’ampleur. La question a d’ailleurs été débattue plusieurs fois à la Chambre des représentants. Nos politiciens commencent d’autant plus à s’inquiéter que la Belgique exporte de plus en plus d’ossements vers la France et se prive de cette matière première.

Ce commerce macabre a donc été organisé en Belgique vers l’Hexagone ?

Absolument. Je vous livre ici quelques chiffres: en 1832, rien n’a été exporté vers la France. En 1834, 350 000 kilos d’ossements; en 1835, 2 millions de kilos; en 1836, 3 millions. Tout cela pour purifier le sucre!

Vous apportez également des preuves de tout ceci à partir d’archives et d’études plus poussées.

Oui. À partir de 1833, dans la région de Braine-l’Alleud, l’industrie de la betterave se développe au détriment des cultures traditionnelles de froment, d’orge, de seigle et d’avoine. Dans les communes où s’est déroulée la bataille, on retrouve des archives faisant état de pillages de charniers. Le trafic illégal d’ossements inquiète la Chambre des représentants. Je vous cite une phrase du parlementaire libéral Léopold Zoude qui dit : «Des os puants s’exportent par charges pleines sans emballage et de manière à rendre la vérification impossible.» Les os de Waterloo partent-ils en France ? Ou servent-ils à alimenter les industries locales, qui sont nombreuses dans la région à partir de 1833 ? Nous ne le savons pas avec précision mais l’affaire fait grand bruit.

Vous signalez d’ailleurs que la presse française commence, elle aussi, à s’alarmer.

Oui, elle rapporte que des fouilles illégales sont entreprises à Waterloo. Ces articles sont peu factuels et rédigés dans un lyrisme propre à l’époque, mais ils se basent sur des faits avérés puisque le bourgmestre de Braine-l’Alleud en fait lui-même état dans sa correspondance. Il avertit d’ailleurs le commissaire d’arrondissement ainsi que le commandant de la brigade de gendarmerie de Waterloo. Dans les faits, on sait que le bourgmestre a fait publier par voie d’affiche, comme on le faisait à l’époque, un avertissement à destination des habitants de la commune et des environs, et principalement les cultivateurs et les propriétaires des champs, dans lequel il rappelait que toute extraction d’ossements était passible de poursuites sur base de l’article 360 du code pénal relatif à la violation de sépulture. Dans les faits, cet arrêt n’a jamais été appliqué. Nous avons formulé à ce propos l’hypothèse d’un certain laxisme de la part des autorités, voire d’une certaine complicité. On imagine bien que, pour un élu, priver ses administrés d’une ressource supplémentaire pourrait être mal vu, surtout que la région était pauvre. J’ai fait le calcul: 10.000 soldats morts auxquels s’ajoutent 10.000 chevaux correspondent à 540.000 kilos d’ossements. Et en 1837, 100 kilos d’ossements se vendaient 14 francs, une somme considérable pour l’époque.

À ces preuves, vous ajoutez des témoignages directs particulièrement accablants.

Nous avons plusieurs témoignages de touristes car le site est devenu rapidement un lieu de visite. C’est ainsi que nous avons gardé le récit d’un scientifique allemand qui, vers 1840, raconte avoir assisté à l’exhumation par des paysans du coin de nombreux squelettes. Lorsqu’il va les trouver, les paysans lui répondent qu’il s’agit là d’ossements de chevaux. L’un ajoute cependant, croyant faire de l’humour, que les os des soldats français de la garde impériale sont tellement gros «qu’on les confond avec ceux des chevaux». Nous disposons aussi du témoignage d’un médecin français qui a perdu un frère à Waterloo et qui décrit une scène similaire tout en dénonçant cette industrie du sucre enrichi d’ossements humains. Il faut d’ailleurs savoir que dans la région de Waterloo se sont développées des usines de sucre, mais aussi une usine de «noir animal», entendez par là de reconversion d’ossements.

Votre conclusion est sans appel ?

En effet, nous avons rassemblé tous les éléments d’archives qui apportent des preuves accablantes et nous avons d’ailleurs demandé au professeur Pollard, avec qui nous nous sommes associés, de vérifier ces faits sous un angle archéologique. Et de fait, ses fouilles ont permis de constater que tous les charniers répertoriés et fouillés étaient complètement vides. Depuis 2012, on a retrouvé seulement deux squelettes, ce qui est insignifiant quand on prend en compte l’étendue de la bataille.

Quelles sont les perspectives qu’une telle découverte laisse entrevoir ?

Il nous reste à étudier de manière systématique tous les champs de bataille du XIXe siècle car tout laisse à penser qu’il s’agissait d’une pratique courante en Europe, mais aussi probablement dans les colonies des grandes puissances européennes. Nous allons d’ores et déjà publier des articles scientifiques sur la question ainsi qu’un ouvrage sur les recherches effectuées et les résultats obtenus. Il nous semblait important de partager nos conclusions préliminaires avec la presse internationale sur une pratique qui concerne un champ de bataille mythique.

Une pratique ? Vous voulez dire un scandale !

Oui, vous avez raison, mais je peux comprendre les fermiers de l’époque. Ceux-ci vivaient pauvrement. La tentation était grande d’améliorer leur ordinaire avec les moyens du bord.

Philippe Fiévet.
Article publié dans la rubrique Société de Paris Match Belgique le 18.08.2022.

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