Un cadavre au dessert

La victime, qui n’avait évidemment aucune idée de ce qui l’attendait, dînait avec son épouse dans un bel établissement situé à Neupré. Je les avais croisés au salon, où ils avaient profité du bar anglais et des confortables fauteuils Chesterfield d’un rouge ardent. Ils semblaient ne pas avoir grand-chose à se dire et madame paraissait davantage préoccupée par le garçon de salle, mignon à croquer, que par son mari dont les poils qui lui sortaient des narines le faisaient ressembler à un vieux morse. La perspective de passer à table pour savourer la cuisine de Daniel Hollebeke avait toutefois redonné des couleurs au couple, en particulier à l’épouse, après que celle-ci soit passée aux toilettes pour se refaire une beauté. Peut-être qu’un pressentiment l’avait incitée à sortir le rouge à lèvres afin que son futur défunt mari emporte une belle image d’elle dans la tombe. Ils ne furent pourtant pas plus bavards quand ils se retrouvèrent face à face, se limitant à échanger l’une ou l’autre remarque convenue à propos de ce que découvraient leurs papilles.

C’était pourtant le moment ou jamais de tout se dire; de se tenir par les yeux, de se prendre la main et de la serrer très fort. Mais rien de tout cela: chacun mastiquait de son côté, concentré, absent, déjà un peu mort. Alors la faucheuse, en traîtresse, frappa par-derrière, comme à son habitude. Au sexagénaire qui allait changer de statut en un clin d’œil pour devenir un cher disparu, elle ne laissa même pas le temps de goûter son vacherin aux framboises. Soudain, l’homme lança un cri. Il eut un spasme et tenta d’échapper à quelque étreinte imaginaire en battant des bras avant que sa tête ne retombe lourdement dans le coulis de framboise qui éclaboussa la nappe. La scène suscita un autre cri, celui de madame, l’intervention aussi providentielle qu’inutile d’un médecin qui occupait la table à côté et, surtout, un terrible embarras parmi les autres clients qui ne savaient pas trop quelle contenance adopter : finir son verre de vin ? Oser terminer ce délicieux canard de Challans au sang, avec son magret, sa sauce à la presse et ses cuisses caramélisées aux sept épices ? Feinte ou pas, la consternation était générale mais, pour tous ceux présents ce soir-là, le repas fut gâché, même si la dépouille fut évacuée séance tenante.

Sur un air d’opéra bouffe, édition 2024, pages 24-25.

© Philippe FIÉVET, 2024

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